04 octobre 2022 – La Commission européenne interdit l’acquisition de Grail par Illumina

04/10/2022

La Commission européenne interdit l’acquisition de Grail par Illumina

Le 6 septembre, à la suite d’une enquête approfondie, la Commission européenne a annoncé avoir interdit l’acquisition de Grail par Illumina, en raison des problèmes de concurrence soulevés par l’opération sur le marché émergent des tests sanguins de détection précoce du cancer.

Bien qu’il s’agisse de la deuxième décision d’interdiction d’une opération de concentration prononcée par la Commission en 2022[1], cette décision est sans précédent dans la mesure où (i) l’interdiction a été prononcée alors même que l’opération ne relevait pas des seuils de notification nationaux et européens et (ii) la cible, Grail, n’a aucune activité en Europe. 

  • Présentation du contexte

Illumina est une entreprise de génomique spécialisée dans la mise au point, la production et la commercialisation de systèmes de séquençage de nouvelle génération (les « NGS »). Grail est une entreprise spécialisée dans la mise au point de tests de dépistage du cancer basés sur des tests sanguins, faisant notamment appel au séquençage génomique. Ces deux entreprises sont établies aux Etats-Unis.

L’opération conduisait à l’intégration verticale d’Illumina, fournisseur de NGS dépourvu de concurrence, avec Grail, client d’Illumina utilisant les systèmes NGS pour développer ses tests.

En septembre 2020, Illumina a annoncé son intention d’acquérir Grail. N’atteignant pas les seuils de chiffre d’affaires requis, l’opération n’a fait l’objet d’aucune notification dans l’Union européenne, ni à la Commission européenne, ni aux autorités nationales de concurrence des Etats membres de l’Union ou parties à l’accord sur l’Espace économique européen. 

Cependant, en mars 2021, après avoir été invitées par la Commission européenne à le faire, plusieurs autorités nationales de concurrence ont formulé une demande de renvoi afin que le projet d’acquisition de Grail par Illumina soit examiné par la Commission. Un tel mécanisme est prévu à l’article 22 du règlement n° 139/2004, lequel permet aux autorités nationales de concurrence, sous certaines conditions, de renvoyer à la Commission européenne pour examen des opérations de concentration sous les seuils précités.

La Commission européenne a accepté cette demande de renvoi. Cette décision a été confirmée par le Tribunal de l’Union européenne, par un arrêt du 13 juillet 2022[2], validant la compétence de la Commission pour examiner l’incidence de l’opération sur différents marchés nationaux.

En parallèle, Illumina a notifié l’opération à la Commission européenne en juin 2021, tout en annonçant, en août 2021, que l’opération avait abouti, et ce alors même que la Commission européenne était toujours en train de mener son examen. C’est pourquoi la Commission a, le 29 octobre 2021, adopté des mesures provisoires visant à rétablir et maintenir les conditions d’une concurrence effective.

Enfin, le 19 juillet 2022, la Commission a adressé à Illumina et Grail une communication des griefs, alléguant qu’Illumina et Grail avaient enfreint les règles de l’Union européenne en matière de contrôle de concentrations en réalisant l’acquisition avant d’obtenir l’autorisation de la Commission.

  • Une décision d’interdiction motivée par le risque de verrouillage du marché

Le 6 septembre 2022, la Commission européenne a finalement interdit l’opération, en raison du verrouillage de marché que l’opération aurait pu engendrer.

La Commission a relevé qu’Illumina aurait eu la faculté d’évincer les concurrents de Grail, ces derniers dépendant de sa propre technologie, intrant essentiel nécessaire à la mise au point des tests. Or, sur son marché, Grail fait face à une concurrence importante pour mettre au point et commercialiser des tests de détection précoce du cancer. La Commission a dès lors considéré qu’il était essentiel de protéger la concurrence relative à l’innovation pour qu’à l’avenir les tests de détection précoce du cancer présentent des caractéristiques et des niveaux de prix différents.

En particulier, la Commission a constaté :

  • Qu’Illumina aurait eu la faculté d’évincer les concurrents de Grail : afin de pouvoir développer leurs tests, Grail et ses concurrents ont besoin de systèmes NGS particuliers, que seule Illumina peut fournir. Que ce soit à court et moyen terme, il n’existe pas de solution de remplacement crédible et les barrières à l’entrée sur le marché sont importantes. En outre, la Commission précise que changer de fournisseur de NGS est un processus long et coûteux, ne présentant aucune garantie de succès.
  • Qu’Illumina aurait été incitée à évincer les concurrents de Grail : le marché des tests de détection précoce du cancer basés sur les NGS devrait se développer rapidement et être un marché très lucratif, les prévisions annonçant qu’il atteindra, à l’échelle mondiale, 40 milliards d’euros par an d’ici à 2035. Selon la Commission, ce potentiel important serait de nature à inciter Illumina, dès aujourd’hui, à évincer les concurrents de Grail du marché.

Il est à noter que pour remédier à ces préoccupations de concurrence, Illumina a proposé plusieurs mesures correctives à la Commission. Cette dernière a toutefois considéré que ces remèdes n’étaient pas de nature à supprimer les préoccupations de concurrence identifiées.

Les remèdes suivants ont été présentés :

  • Illumina a proposé une licence ouverte aux fournisseurs de NGS sur certains NGS et un engagement visant à cesser les poursuites en matière de brevets aux Etats-Unis et en Europe contre un fournisseur concurrent pendant trois ans. Selon la Commission, cet engagement n’aurait toutefois pas été suffisant pour permettre l’émergence, à court et moyen terme, d’une solution de remplacement crédible à Illumina pour les concurrents de Grail.
  • Illumina a également proposé de conclure des accords avec les concurrents de Grail aux conditions prévues dans un contrat type, jusqu’en 2033, afin qu’ils puissent bénéficier d’un accès continu à l’offre d’Illumina. Selon la Commission, un tel engagement ne permettait pas de résoudre les problèmes de concurrence dans la mesure où Illumina aurait pu mettre en œuvre d’autres stratégies de verrouillage (à titre d’exemple, Illumina aurait pu dégrader le support technique pour ses systèmes NGS).

En conséquence, la Commission européenne a interdit l’opération.

  • Quelles conséquences en pratique ?

Margrethe Vestager, vice-présidente exécutive chargée de la politique de concurrence, a déclaré qu’elle allait proposer une décision ordonnant à Illumina et à Grail de dissoudre l’opération et de rétablir l’indépendance de Grail. Dans l’intervalle, les mesures provisoires imposées par la Commission européenne en octobre 2021 continueront à s’appliquer.

Illumina a annoncé, le jour même, faire appel de la décision de la Commission.

Cette décision vient ainsi renforcer l’incertitude résultant de la nouvelle politique de la Commission européenne en matière de contrôle des concentrations, particulièrement en ce qui concerne les opérations impliquant des entreprises n’ayant pas d’activité au sein de l’Union européenne.

Désormais, il est inopportun, dans certains secteurs, de se référer uniquement aux seuils de chiffres d’affaires réalisés par les parties afin de déterminer si une opération est susceptible ou non d’être examinée par la Commission européenne. Ce d’autant plus que l’article 14 du Digital Market Act (le « DMA ») favorisera l’utilisation du mécanisme de renvoi utilisé par la Commission dans cette affaire, dans la mesure où les entreprises soumises au DMA seront tenues d’informer la Commission européenne « de tout projet de concentration au sens de l’article 3 du règlement (CE) n° 139/2004, lorsque les entités qui fusionnent ou la cible de la concentration fournissent des services de plateforme essentiels ou tout autre service dans le secteur numérique ou permettent la collecte de données », peu important que les seuils de contrôle des concentrations de l’Union européenne ou des Etats membres soient atteints.

A l’avenir, les entreprises devront nécessairement inclure cette possibilité de renvoi dans le calendrier de l’opération. Elles pourraient, le cas échéant, décider d’approcher la Commission européenne en amont afin d’éviter, au titre de l’article 22 du règlement n° 139/2004, un renvoi de l’affaire inattendu, contrariant le calendrier de l’opération. 

[1] Le 13 janvier 2022, la Commission a interdit le projet d’acquisition de Daewoo Shipbuilding & Marine Engineering par Hyundai Heavy Industries Holdings.

[2] TUE, 13 juillet 2020, Illumina / Commission, T-227/21.

Par Corinne Khayat, associée et Pierre Sinquin, collaborateur