Devoir de vigilance : confirmation en appel des modalités de mise en œuvre des obligations en matière de droits humains et d’environnement à la charge des entreprises (CA Paris, 17 juin 2025, RG n°24/05193)
Après les premières décisions portant sur des questions procédurales (compétence juridictionnelle et conciliation), l’affaire introduite par le syndicat SUD PTT contre la société La Poste est la première à aboutir à une décision au fond sur les obligations de vigilance à la charge des entreprises en matière de droits humains.
Après les premières décisions portant sur des questions procédurales (compétence juridictionnelle et conciliation), l’affaire introduite par le syndicat SUD PTT contre la société La Poste est la première à aboutir à une décision au fond sur les obligations de vigilance à la charge des entreprises en matière de droits humains.
En l’espèce, la société se voyait reprocher un manque de conformité de son plan de vigilance au regard des exigences de la loi du 27 mars 2017[1].
La France a été le premier pays à se doter d’une législation imposant une obligation de vigilance à la charge d’entreprises dépassant certains seuils, afin de prévenir les atteintes aux droits humains et libertés fondamentales, à la santé et à la sécurité des personnes et à l’environnement, et en cas d’atteinte, à y remédier. Avec les législations d’autres pays qui ont suivi, la loi française a contribué à la volonté d’harmonisation au niveau européen de cette obligation, laquelle a conduit à l’établissement de la Directive du 13 juin 2024[2] sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité (dite « CS3D », texte qui fait actuellement l’objet de discussions en vue de sa simplification).
Pour rappel, la loi française a été votée en réaction à l’effondrement du Rana Plaza à Dacca au Bangladesh en 2013 afin de responsabiliser davantage les entreprises au titre des pratiques de leurs filiales et de leurs cocontractants. Elle s’applique à toute société française qui emploie au moins cinq mille salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français, ou au moins dix mille salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français ou à l’étranger.
La société doit alors établir et mettre en œuvre un plan de vigilance, lequel doit comporter des « mesures de vigilance raisonnables propres à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement, résultant des activités de la société et de celles des sociétés qu’elle contrôle (…), ainsi que des activités des sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie (…) ».
Ce plan, lequel a vocation à être élaboré en association avec les parties prenantes de la société, doit comporter plusieurs mesures : (i) une cartographie des risques ; (ii) des procédures d’évaluation régulière de la situation des filiales, des sous-traitants ou fournisseurs concernés ; (iii) des actions adaptées d’atténuation des risques ou de prévention des atteintes graves ; (iv) un mécanisme d’alerte et de recueil des signalements relatifs à l’existence ou à la réalisation des risques, établi en concertation avec les organisations syndicales représentatives dans la société ; et (v) un dispositif de suivi des mesures mises en œuvre et d’évaluation de leur efficacité.
Le 5 décembre 2023, le tribunal judiciaire de Paris a considéré que le plan de vigilance de la société ne respectait pas les obligations légales.[3]
Le tribunal lui enjoignait de compléter son plan de vigilance afin de le rendre conforme. Le 17 juin 2025, la cour d’appel de Paris a confirmé le jugement de première instance en apportant quelques précisions utiles en termes de méthodologie.
Cette action judiciaire n’est pas une action isolée. D’autres actions ont été initiées suivant les cas par des ONG, des collectivités territoriales et/ou des syndicats et des salariés contre des multinationales françaises sur la base de reproches d’atteintes aux droits humains, à la santé et à la sécurité et/ou à l’environnement[4]. Les décisions dans ces affaires sont également attendues pour construire la jurisprudence applicable à des situations variées allant des pratiques d’une filiale directe ou indirecte à celles de certains sous-traitants ou fournisseurs.
Confirmation des critiques émises en première instance et précisions méthodologiques
S’agissant de la cartographie des risques, le tribunal judiciaire avait relevé en première instance que la cartographie des risques établie par la société était trop générale et ne permettait pas de prioriser les risques graves. Il lui enjoignait de hiérarchiser clairement les risques. Cette appréciation a été confirmée par la cour d’appel, qui a relevé le caractère essentiel de cette priorisation pour la prévention et la gestion de ces risques. La cour donne quelques indications méthodologiques sur l’établissement de cette cartographie. En particulier, elle souligne que :
- Bien que la loi prévoie que « les parties prenantes des sociétés ont vocation à être associées à l’élaboration du plan de vigilance et incite ainsi au dialogue et à l’échange », aucune obligation de concertation n’est imposée pour autant au stade de l’établissement de la cartographie des risques ;
- « La loi n’exige pas que le plan communique sur l’ensemble des risques » ;
- En revanche, le plan « doit dans cette première étape essentielle mettre en évidence les risques qui présentent le niveau le plus élevé par le biais d’une cartographie qui les identifie, les analyse et les hiérarchise et ce, distinctement et indépendamment des mesures mises en œuvre »,
- Cette cartographie « peut être fait[e] de façon synthétique mais néanmoins précise » ;
- Elle doit« recenser les domaines généraux dans lesquels les incidences négatives sont les plus susceptibles de se produire et d’être les plus graves ».
S’agissant des procédures d’évaluation des sous-traitants, la société décrivait dans son plan de vigilance « un mécanisme de contrôle de ses fournisseurs et sous-traitants en trois phases consistant en un questionnaire à remplir par ceux-ci, un audit documentaire réalisé à distance par un expert évaluateur de l’Afnor, puis des audits sur site ». Toutefois, le tribunal judiciaire avait jugé que les procédures d’évaluation des sous-traitants devaient être révisées en raison de leur insuffisance et de l’absence de prise en compte de la cartographie des risques. La cour d’appel a approuvé cette analyse, ajoutant que les actions de prévention devaient être adaptées aux risques spécifiques.
S’agissant de l’obligation de concertation avec les organisations syndicales dans le cadre du mécanisme d’alerte, le tribunal avait retenu que la société n’avait pas respecté cette obligation. Les juges d’appel ont notamment précisé que :
- La concertation des syndicats devait être préalable à l’élaboration du dispositif afin que toutes les parties concernées participent. Ainsi, « l’élaboration en concertation diffère d’une simple consultation sur un projet prédéfini, et suppose une transmission d’éléments d’information et un échange de points de vue et de propositions sur la rédaction du contenu et la mise en œuvre du mécanisme à établir (…) » ;
- La charge de la preuve de la mise en place d’un dialogue avec les organisations syndicales préalable à l’élaboration du mécanisme d’alerte pesait sur la société.
Enfin, s’agissant de la publication d’un dispositif de suivi des mesures de vigilance, la société avait mis en place un tableau d’indicateurs chiffrés complété par une courte analyse générale des tendances. Le tribunal avait constaté que ce dispositif de suivi était trop peu détaillé en ce qu’il présentait succinctement et de manière aléatoire certaines mesures comprises dans le plan avec une analyse centrée seulement sur deux sujets spécifiques, auquel s’ajoutait deux bilans séparés. Pour le tribunal, cela ne permettait pas de mesurer utilement l’efficacité des mesures prises, ni de servir de bilan pour orienter l’action en matière de vigilance. Les juges d’appel ont validé ce motif, précisant que le suivi des mesures doit permettre d’évaluer précisément l’impact desdites mesures de vigilance.
Une décision fondée sur la loi française rendue dans l’attente de la finalisation de la révision de la Directive européenne sur le devoir de vigilance
Comme le souligne opportunément la cour d’appel, sa décision met en œuvre uniquement le droit positif actuel, à savoir la loi française sur le devoir de vigilance et non la Directive du 13 juin 2024 sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité.
En effet, non seulement cette Directive n’est pas encore transposée en droit français et prévoit une entrée en vigueur échelonnée à compter de l’année 2027, mais surtout le texte fait actuellement l’objet d’une proposition de « simplification » dans le cadre de Directives « Omnibus » proposées par la Commission européenne et actuellement en débat au niveau du Parlement européen et du Conseil de l’UE.
Toutefois, même si la Directive européenne n’est pas encore applicable, la cour d’appel a relevé que le devoir de coopération loyale prévu par le Traité de l’Union européenne implique que « les juridictions nationales doivent s’abstenir, dans toute la mesure du possible, d’interpréter le droit interne d’une manière qui risquerait de compromettre sérieusement, après le délai de transposition, la réalisation de l’objectif poursuivi par la directive ».
C’est en ce sens que la cour d’appel relève que son analyse de la cartographie des risques est en phase avec les articles 8 et 9 de la Directive sur le recensement, l’évaluation et la hiérarchisation des incidences négatives réelles et potentielles.
En toute hypothèse, la transposition de la Directive européenne sur le devoir de vigilance nécessitera des adaptations de la loi française. La Directive permettra de soumettre au devoir de vigilance des entreprises étrangères (un principe maintenu en l’état des discussions sur la révision de la Directive). Même si les seuils d’application font actuellement débat, il est recommandé que ces entreprises anticipent d’ores et déjà l’application à venir en tenant compte les propositions de révision actuellement discutées.
Parallèlement, il est recommandé que les entreprises françaises revoient leurs plans de vigilance à la lumière des enseignements méthodologiques de cette décision. A défaut, au-delà du risque réputationnel, elles s’exposeraient à des injonctions sous astreinte, voire à des dommages-intérêts en cas d’action en responsabilité au titre d’atteintes aux droits humains, à la santé et à la sécurité des personnes et/ou à l’environnement. Les entreprises tenues à la conformité doivent se faire accompagner de conseils solides sur ce nouveau parcours juridique impliquant des enjeux substantiels.
- CA Paris, 17 juin 2025, RG n°24/05193
- Directive du 13 juin 2024 (Dir. UE 2024/1760)
- Loi du 27 mars 2017 : https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000034290626/
- Le radar du devoir de vigilance : https://plan-vigilance.org/
- Lexis Nexis JCP E – « La directive CS3D limite les distorsions susceptibles de défavoriser les entreprises européennes », 3 questions à Rodolphe Boissau et Anne-Marie Pecoraro, https://www.uggc.com/lexis-nexis-jcp-e-la-directive-cs3d-limite-les-distorsions-susceptibles-de-defavoriser-les-entreprises-europeennes-3-questions-a-rodolphe-boissau-et-anne-marie-pecoraro-2/
[1] Loi n°2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre créant les articles L. 225-102-4 et L. 225-102-5 du Code de commerce
[3] Tribunal judiciaire de Paris, 5 décembre 2023, n° 21/15827
[4] Les principales mises en demeure et actions en justice en cours sont répertoriées sur le site plan-vigilance.org mis en place par les ONG Sherpa, CCFD-Terre Solidaire et Business & Human Rights Resource Centre
Max Mietkiewicz
+ 33 1 56 69 70 00
m.mietkiewicz@uggc.com