La liberté d’expression de l’auteur du catalogue raisonné d’un artiste confirmée

15/02/2016

Las.99Dans un arrêt récent du 15 décembre 2015[1], la Cour d’appel de Paris a été amenée à se prononcer sur le caractère fautif du refus de l’auteur du catalogue raisonné d’un artiste d’y faire figurer une œuvre déclarée authentique. A cette question, maintes fois éprouvée devant les tribunaux, les réponses ont largement divergé. La jurisprudence semble toutefois s’être stabilisée.

Rappelons que « par catalogues raisonnés, il faut entendre les ouvrages qui répertorient, décrivent, situent dans le temps, classent, et si possible, reproduisent toutes les œuvres connues des artistes en question. Ils sont généralement écrits par des historiens d’art qui consacrent à ce travail plusieurs années de leur vie »[2]. L’exhaustivité et l’impartialité caractéristiques de ces ouvrages expliquent qu’un tableau attribué à un artiste qui ne figure pas au catalogue raisonné de son œuvre soit en pratique invendable. D’ailleurs, la jurisprudence s’appuie elle-même sur l’inscription (ou la non inscription) d’une œuvre au sein d’un catalogue raisonné pour se prononcer sur son authenticité[3].

On comprend dès lors l’enjeu de l’intégration d’une œuvre au catalogue raisonné d’un artiste en termes d’authenticité et partant de rentabilité de l’œuvre sur le marché.

En l’espèce, les faits soumis à la Cour d’appel étaient les suivants : le propriétaire d’un tableau intitulé « Bords de Seine à Argenteuil », qu’il estimait être de la main du célèbre peintre Claude Monet, avait sollicité à plusieurs reprises de l’Institut Wildenstein, responsable de la publication du catalogue raisonné de l’artiste, la confirmation de son authenticité et son inclusion au sein dudit catalogue. Ces demandes itératives s’étaient toutes vu opposer des refus.

Fort de l’opinion convergente d’experts renommés de Monet en faveur de l’authenticité, le propriétaire du tableau avait alors saisi les juridictions françaises aux fins de voir constater l’authenticité de l’œuvre litigieuse et reconnaître que le refus de l’Institut d’insérer l’œuvre au sein du catalogue raisonné de l’artiste était fautif et justifiait qu’il lui soit fait injonction d’y procéder, sans préjudice de sa condamnation à des dommages et intérêt en réparation du préjudice résultant de son refus persistant.

Se bornant à relever que l’avis des experts de l’artiste sur l’authenticité de l’œuvre était partagé, le Tribunal de Grande instance de Paris ne s’est pas estimé en mesure de constater l’authenticité de l’œuvre litigieuse et a par conséquent débouté son propriétaire de l’intégralité de ses prétentions[4].

La Cour d’appel de Paris a confirmé le jugement déféré dans l’arrêt commenté, au motif substitué que la liberté d’expression tirée de l’article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CESDH) de l’Institut Wildenstein s’opposait à ce que le refus d’intégrer l’œuvre au catalogue raisonné de Claude Monet puisse être considéré comme fautif dès lors en outre qu’un doute sérieux subsistait sur l’authenticité du tableau.

Ce faisant, la Cour d’appel a repris à l’identique la formule de l’attendu de principe d’un arrêt remarqué rendu par la Cour de cassation le 22 janvier 2014 qui avait écarté la responsabilité de l’auteur d’un catalogue raisonné au visa de l’article 10 de la CESDH :

« Attendu que la liberté d’expression est un droit dont l’exercice ne revêt un caractère abusif que dans les cas spécialement déterminés par la loi ; […] que le refus de l’auteur d’un catalogue raisonné d’y insérer une œuvre, fût-elle authentique, ne peut, à défaut d’un texte spécial, être considéré comme fautif […]»[5].

Au nom d’un impératif d’objectivité, la Cour avait pourtant auparavant formellement refusé à plusieurs reprises de consacrer la liberté d’expression de l’auteur du catalogue, telle qu’elle y était invitée par les plaideurs[6]. Elle admettait alors clairement qu’il puisse être enjoint à l’auteur du catalogue d’y inclure l’œuvre déclarée authentique à l’issue d’une expertise judiciaire, sans toutefois retenir sa responsabilité sur le fondement de l’article 1382 du code civil, faute pour les demandeurs de rapporter la preuve d’une mauvaise foi ou d’une légèreté blâmable de ce dernier[7] :

«  Mais attendu que c’est sans méconnaître les dispositions de l’article 10.2 de la Convention des droits de l’homme ni porter atteinte au droit moral de l’auteur du catalogue dont l’originalité n’est pas contestée, que la cour d’appel a enjoint à M. Z… d’insérer dans les prochaines éditions de son ouvrage ou de ses mises à jour le tableau litigieux en précisant que son authenticité avait été judiciairement reconnue sur la foi d’un rapport d’expertise judiciaire établi, […], une telle mesure, qui répond à l’impératif d’objectivité que requiert l’établissement d’un catalogue présenté comme répertoriant l’œuvre complète d’un peintre, sans pour autant impliquer l’adhésion à cette mention de l’auteur de cet ouvrage, étant nécessaire et proportionnée au but légitimement poursuivi. […]

[L]a simple déclaration de M. Z… selon laquelle il n’envisageait pas d’insérer, dans de futures publications de son ouvrage, le tableau dont il contestait l’authenticité, ne constituait qu’une simple velléité formulée en défense à l’action exercée à son encontre, soumise à l’appréciation des juges, mais ne permettait pas, à elle seule, de caractériser une abstention fautive»[8].

La Cour avait alors pu considérer que l’atteinte à la liberté d’expression de l’auteur du catalogue respectait le principe de proportionnalité dans la mesure où l’obligation d’insertion était atténuée par la possibilité pour ce dernier d’indiquer son défaut d’adhésion à l’authentification.

Par une véritable volte-face, la Cour a finalement sacrifié l’impératif d’objectivité sur l’autel de la liberté d’expression. Selon la Cour, la liberté d’expression ne peut être limitée que par un « texte spécial » : le recours à l’article 1382 du Code civil, texte général et socle de la responsabilité civile de droit commun, semble donc avoir été définitivement écarté pour engager la responsabilité de l’auteur d’un catalogue raisonné[9]. Ainsi, en l’absence d’un texte réglementant la rédaction des catalogues raisonnés, les auteurs sont libres d’y faire figurer les œuvres de leur choix.

Certains auteurs voient dans cette interprétation extensive de la liberté d’expression  un excès de zèle de la part de la Cour, qui, en exigeant un texte spécial pour restreindre la liberté d’expression de l’auteur d’un catalogue raisonné, ajoute au texte de la CESDH une condition qui n’y est pas formellement contenue et qui n’est pas davantage retenue par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme[10].

La précaution sur la pérennité de ce revirement, intervenu moins de deux ans après un arrêt diamétralement opposé et sur une question présentée quatre fois en dix ans aux juges suprêmes, semble devoir s’imposer.

A ce titre, il convient de relever que la Cour ne s’est pas formellement prononcée sur la possibilité d’enjoindre à l’auteur d’insérer l’œuvre dans son catalogue, la négative semblant toutefois devoir s’évincer de la proclamation solennelle de la liberté d’expression du rédacteur du catalogue.

La Cour d’appel de Versailles, qui admettait auparavant le principe de la responsabilité de l’auteur du catalogue raisonné[11], saisie sur renvoi après cassation, s’est inclinée[12].

De la même façon, la Cour d’appel de Paris, qui est à l’origine de l’arrêt censuré par la Cour de cassation le 22 juin 2014[13],  s’est également ralliée à la solution dégagée par la Haute Cour.  Elle indique :

« [L]a rédaction d’un catalogue raisonné, œuvre de l’esprit, nécessite un travail de recensement, de documentation et d’analyse critique approfondi des œuvres de l’artiste concerné qui implique nécessairement une liberté d’appréciation de son auteur.

Son sérieux et sa crédibilité dépendent de la rigueur du travail accompli par celui-ci dont les choix ne peuvent être constitutifs d’une faute ».

Notons qu’en l’espèce, à la différence des précédentes affaires, l’authenticité de l’œuvre litigieuse n’a pas été établie dans le cadre judiciaire. La Cour d’appel aurait alors pu s’abstenir de faire référence à la liberté d’expression de l’Institut Wildenstein, en se contentant, à l’instar du jugement de première instance, de constater que la preuve de l’authenticité de l’œuvre n’était pas rapportée pour débouter le demandeur de l’ensemble de ses prétentions.

En pratique, force est de constater qu’en terme d’impact sur le marché la solution du 22 janvier 2014, entérinée par les juges du fond, ne devrait pas véritablement changer la donne. On peut en effet légitimement considérer que le doute sur l’authenticité d’une œuvre qui entre dans un catalogue raisonné avec la mention expresse du désaccord de son auteur est sensiblement équivalent à celui d’une œuvre qui n’y figure tout simplement pas.

[1] CA Paris, pôle 2, ch.1, 15 déc. 2015, RG n°14/14257.

[2] F. Duret-Robert, « Droit du Marché de l’Art », Dalloz Action 2016-2017, chap.222 « Catalogues raisonnés, p.317 et s.

[3] Voir par ex. concernant des catalogues raisonnés édités par l’Institut Wildenstein : Civ.1e, 31 mai 2007, n°05-11.734 ; CA Paris, 1e ch., sect. A, 15 juin 1981, Jurisdata n°1981-023245  ; Mais voir contra : TGI Paris, 1e ch., 2e sect., 3 déc.1976, Gaz. Pal.1977.1.161 et CA Paris, pôle 2, 1e ch., 15 mai 2012, RG n°10/06202.

[4] TGI Paris, 4e ch., 2e sect., 30 avr. 2014, RG n° 12/16110.

[5] Civ.1e, 22 janv. 2014, n°12-35.264.

[6] Civ.1e, 13 mars 2008, n°07-13.024 et Civ.1e, 1 déc. 2011, n°09-67.316.

[7] Voir dans le même sens : Civ. 2, 10 nov. 2005, n°04-13.618.

[8] Civ.1e, 13 mars 2008, n°07-13.024.

[9] E. Raschel, « L’éviction de l’article 1382 du Code civil en matière de liberté d’expression », JCP G n°13, 31 mars 2014, 384.

[10] F. Pollaud-Dullian, obs. ss Civ. 1e, 22 janv.2014, n°12-35.264, RTD Com. 2014, p.129 ; E. Raschel, article précité.

[11] L’arrêt de la Cour d’appel de Versailles du 1er déc. 2007 est à l’origine de la censure de la Cour de cassation du 13 mars 2008.

[12] CA Versailles, 3e ch., 29 oct.2015, RG n°14/02561 : « Les catalogues raisonnés écrits par des spécialistes d’un artiste, ne sont régis par aucun texte et leur autorité, parfois déterminante sur le marché de l’art, ne tient qu’à la compétence reconnue de leurs auteurs. Ces derniers bénéficient par conséquent d’une totale liberté d’expression et d’opinion. En particulier, et même si le mot ‘catalogue’ contient une idée d’énumération exhaustive, il a toujours été admis que l’auteur d’un ‘catalogue raisonné’ avait une totale liberté dans la sélection des œuvres qu’il y intégrait, en fonction de son opinion sur leur authenticité ou leurs qualités ».

[13] CA Paris, Pôle 5, Ch.2, 12 oct.2012, RG n°11/11725.