Open-data des décisions de justice : pas d’alternative, Doctrine.fr attendra

25/05/2021

A propos des décisions CE, 5 mai 2021, M. B., req. nos 434502 et 434503. 

L’open data des décisions de justice (ou comment se hâter avec lenteur) Rendues au nom du peuple français, les décisions de justice ne lui sont pas pour autant toutes accessibles. Si le code de l’organisation judiciaire et le code de justice administrative reconnaissent à tout tiers un droit à la communication des décisions de justice[1], ce droit s’exerce  néanmoins sous réserve « des demandes abusives, en particulier par leur nombre ou par leur caractère répétitif ou systématique »[2].

Le législateur promet certes, depuis l’adoption de la loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique, une mise à disposition gratuite en ligne de ces décisions (« open data »), mais  celle-ci tarde à se concrétiser, le Conseil d’Etat ayant même été contraint d’enjoindre au garde des sceaux de prendre l’arrêté fixant son calendrier de mise en œuvre[3].

Et l’arrêté finalement adopté n’accélèrera pas le processus : à l’exception des décisions rendues par le Conseil d’Etat et la Cour de cassation, qui devront être accessibles en ligne au plus tard le 30 septembre 2021 – et qui le sont pour la plupart déjà –, la mise à disposition des décisions de justice s’échelonnera de 2022 à 2025[4]. En outre, l’open data des décisions de justice ne concernera que celles rendues postérieurement aux échéances prévues, laissant ainsi de côté le « stock » existant[5].

Les vaines tentatives de contournement de Doctrine.fr – Résolue à ne pas attendre l’avènement de l’open data de toutes les décisions de justice, Doctrine.fr – plateforme numérique d’informations juridiques fournissant notamment à ses abonnés un accès aux décisions de justice – a multiplié les tentatives pour accéder auxdites décisions[6].

Celle qui nous occupe ici a consisté à demander, dès 2016, au greffe du Tribunal judiciaire de Paris et aux archives de Paris la communication des jugements civils rendus par ce tribunal.  

Ces demandes ont fait l’objet de refus qui, en dépit d’avis favorables de la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA)[7], ont été confirmés par deux jugements du Tribunal administratif de Paris[8].   

C’est contre ces jugements que les fondateurs de Doctrine.fr se sont vainement pourvus en cassation devant le Conseil d’Etat.

LeConseil d’Etat rappelle avant tout que « les documents, quelle que soit leur nature, qui se rattachent à la fonction juridictionnelle, et notamment les jugements des juridictions judiciaires, n’ont pas le caractère de documents administratifs » au sens du code des relations entre le public et l’administration[9] et n’entrent donc pas dans le champ du droit d’accès prévu par celui-ci.  Ceci était prévisible, la jurisprudence étant établie de longue date en la matière[10].

Doctrine.fr ne l’ignorant pas, elle a imaginé deux voies de contournement, dont aucune n’a cependant emporté la conviction du Conseil d’Etat.

D’une part, Doctrine.fr a tenté de soutenir que le droit à la réutilisation des informations contenues dans les jugements résultant de l’article L. 321-1 du code des relations entre le public et l’administration induisait nécessairement, en amont, un droit d’accès à ces mêmes informations.

Le Conseil d’Etat écarte le moyen au motif que les « dispositions relatives au droit à la réutilisation des informations publiques qui figurent dans des documents communiqués ou publiés par les administrations sont dépourvues d’incidence sur l’étendue du droit à communication de documents administratifs résultant du code des relations entre le public et l’administration »[11].

Comme le précise le rapporteur public, M. Laurent Domingo, dans ses conclusions, il convient de ne pas « inverser l’ordre des facteurs : ce n’est pas parce que les jugements civils accessibles comportent des informations publiques en principe réutilisables que ces  jugements deviennent des documents communicables ».

            D’autre part, Doctrine.fr a cherché à se prévaloir de la législation relative aux archives, laquelle prévoit une communicabilité de plein droit des archives publiques[12], sous réserve, pour les décisions de justice notamment, de l’expiration d’un certain délai[13]. Là encore, en vain.

Le Conseil d’Etat estime en effet que, pour les jugements civils rendus publiquement, la demande fondée sur la législation relative aux archives était dépourvue d’objet[14], une disposition spécifique et donc dérogatoire prévoyant le droit de tout tiers à en recevoir communication[15].

Pour les jugements civils qui n’ont pas été rendus publiquement, le Conseil d’Etat considère que Doctrine.fr ne justifie pas d’un intérêt « de nature à justifier l’accès aux documents d’archives demandés, sans que soit portée une atteinte excessive aux intérêts protégés par la loi, en particulier au secret relatif aux affaires portées devant les juridictions et à la protection de la vie privée des personnes physiques mentionnées dans les jugements »[16].

Les demandes de Doctrine.fr sont donc rejetées et le plein accès aux décisions de justice attendra.


[1]              V. art. L. 111-14 du code de l’organisation judiciaire et L. 10-1 du code de justice administrative, dans leur version créée par la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice.

[2]              Idem.

[3]              CE, 21 janvier 2021, Association « Ouvre-Boite », req. n° 429956.

[4]              Arrêté du 28 avril 2021 pris en application de l’article 9 du décret n° 2020-797 du 29 juin 2020 relatif à la mise à la disposition du public des décisions des juridictions judiciaires et administratives.

[5]              V. article 5 de l’arrêté du 28 avril 2021 précité.

[6]              Certaines ont été contestées, le Conseil national des barreaux et le barreau de Paris ayant indiqué avoir déposé une plainte auprès du Procureur de la République de Paris, pour des faits notamment d’usurpation du titre d’avocat, d’escroquerie, de vol simple et d’accès et maintien frauduleux dans un système informatique, tandis que les principaux éditeurs d’informations juridiques ont initié une action judiciaire en concurrence déloyale auprès du Tribunal de commerce de Paris. D’autres, plus traditionnelles, ayant notamment consisté à demander l’accès aux minutes civiles du tribunal judiciaire et à contester le refus du greffe devant le président du tribunal puis la Cour d’appel, n’ont pas encore abouti (v. en dernier lieu CA Paris, 25 juin 2019, n° 19/04407, frappée d’un pourvoi).

[7]              V. CADA, 7 septembre 2017, avis n° 20171247 et CADA, 14 décembre 2017, avis n° 20174865.

[8]              V. TA Paris, 10 juillet 2019, M. D., req. nos 1717801/5-3 et 1806468/5-3.

[9]              V. CE, 5 mai 2021, M. B., req. n° 434502, considérant n° 4.

[10]             V. not. CE, 27 juillet 1984, Association SOS Défense, req. n° 30590.

[11]             V. CE, 5 mai 2021, M. B., req. n° 434502, considérant n° 5.

[12]             V. art. L. 213-1 du code du patrimoine.

[13]             V. art. L. 213-2 du code du patrimoine.

[14]             V. CE, 5 mai 2021, M. B., req. n° 434503, considérant n° 11.

[15]             V. art. 11-3 de la loi n° 72-626 du 5 juillet 1972 instituant un juge de l’exécution et relative à la réforme de la procédure civile.

[16]             V. CE, 5 mai 2021, M. B., req. n° 434503, considérant n° 12.