Le Baiser de Brancusi : à la vie, à la mort

15/07/2021

Le Baiser de Brancusi : à la vie, à la mort

Conseil d’État, 9° et 10° chambres réunies, 2 juillet 2021, n° 447967

L’ensemble funéraire, constitué par (i) la stèle funéraire et (ii) la sculpture Le Baiser implantée sur elle, forme un immeuble par nature et non un immeuble par destination ; dès lors, l’État n’était pas tenu de recueillir l’accord des propriétaires de la statue pour pouvoir l’inscrire au titre des monuments historiques.

Les astres se sont presque alignés : alors que se tenait le 6 juillet la journée internationale du baiser, le Conseil d’État rendait 4 jours plus tôt une décision sur la sculpture de Brancusi intitulée Le Baiser.

Toujours est-il que ce Baiser reste sur toutes les lèvres. Réalisé en 1909, le monolithe s’inscrit dans une série de 40 autres Baisers desquels il se démarque par ses dimensions (90 cm) et son sujet (deux amants en pied qui s’enlacent). Peut-être se démarque-t-il encore plus du fait de son positionnement, fixé à la stèle de Tatiana Ratchewskaïa, jeune russe en France éprise de son professeur et dont le suicide met un terme à son dépit amoureux en 1910. On notera que la statue est antérieure d’un an à la mort de l’étudiante et à l’édification de sa tombe.

Les ayants-droits contemporains de la défunte, conscients de la valeur pécuniaire de l’œuvre[1], souhaitaient la dépose de la statue et demandaient à cet effet une autorisation de travaux. S’y opposant, le préfet de la région Ile-de-France inscrivait en 2010, au titre des monuments historiques [2], la totalité de la tombe : groupe sculpté et socle formant stèle. L’arrêté est d’abord confirmé par le Tribunal administratif de Paris le 12 avril 2018 [3], puis infirmé par la Cour administrative d’appel [4]. Celle-ci estime en effet (i) d’une part que l’œuvre d’art n’avait pas été conçue dès l’origine[5] pour agrémenter la sépulture en cause, (ii) et d’autre part ne peut être considérée comme étant incorporée à celle-ci à un degré tel qu’elle ne puisse en être dissociée sans qu’il soit porté atteinte à l’ensemble immobilier lui-même[6]. Cet arrêt est cassé par le Conseil d’État.

La question de droit centrale est celle de la qualification de la statue au regard de la stèle funéraire à laquelle elle a été rattachée : bien immeuble par nature ou bien immeuble par destination ? L’enjeu est important car de cette qualification dépend le régime de l’inscription au titre des monuments historiques, tel que prévu par le Code du patrimoine :

  • S’il s’agit d’un immeuble par nature, l’inscription ne nécessite pas le consentement du propriétaire du bien [7].
  • S’il s’agit d’un immeuble par destination, soumis au même régime que les biens meubles par le Code du patrimoine, l’inscription nécessite alors le consentement du propriétaire du bien [8] ; à défaut l’État peut passer outre ce refus à condition alors d’indemniser ledit propriétaire.

Les immeubles par nature concernent « le sol et tout ce qui s’y attache (bâtiments et végétaux) et y est incorporé » [9]  alors que les immeubles par destination « sont des biens qui physiquement sont des meubles, mais que le droit considère fictivement comme des immeubles » [10]. C’est notamment le cas des « statues (…) lorsqu’elles sont placées dans une niche pratiquée exprès pour les recevoir », et ce quand bien même elles pourraient « être enlevées sans fracture ou détérioration » [11].

La Haute Cour administrative, de manière peut-être opportune, retient une conception souple de la notion de bien par nature en énonçant que la statue est « un élément de cet édifice qui a perdu son individualité lorsqu’il a été incorporé au monument funéraire, sans qu’importe la circonstance ni que l’œuvre n’ait pas été réalisée à cette fin par Constantin Brancusi, ni qu’elle ait été implantée quelques semaines après le décès de la jeune femme » [12]. On le voit, le critère de qualification d’immeuble par nature retenu devient celui de l’intention de celui qui incorpore la statue à un immeuble, même postérieurement à sa création, et non plus celui de l’intention de l’incorporer à l’immeuble dès sa création, comme cela avait pu être précédemment jugé[13].

En outre, la Cour ne dit mot du caractère détachable de la statue, alors que d’une part la Cour administrative d’appel avait estimé que « la sculpture « le Baiser » ne peut davantage être regardée comme étant incorporée aux éléments immobiliers de la sépulture à un degré tel qu’elle ne puisse en être dissociée sans qu’il soit porté atteinte à l’ensemble lui-même ni à l’intégrité de l’œuvre elle-même » [14]. D’autre part, l’article 525 du Code civil précité semblait pouvoir alors s’appliquer, la statue pouvant « être enlevée sans fracture ni détérioration ».

Les ayants-droit, qui avaient déjà invoqué, au visa de l’article 1er de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, la violation du droit de propriété [15] du fait de l’inscription sans consentement ni compensation de la statue aux monuments historique, pourraient poursuivre leur bataille judiciaire devant la juridiction européenne. L’occasion de connaitre la position de cette Cour sur la décision du Conseil d’État et sur le fait que l’absence d’indemnisation du préjudice résultant de ce classement ne soit pas inconstitutionnelle [16].

UGGC - Veille

Par Adrien Rouleau pour l’équipe IP/IT du cabinet UGGC Avocats

[1] La sculpture en question pourrait valoir 10 millions d’euros : V. Antoine Bourdon, Le Baiser de Brancusi : la justice retire le titre de Monument historique à la sculpture, Connaissance des arts

https://www.connaissancedesarts.com/artistes/constantin-brancusi/le-baiser-de-brancusi-la-justice-retire-le-titre-de-monument-historique-a-la-sculpture-11153159/#:~:text=La%20petite%20statue%20du%20cimeti%C3%A8re,de%2010%20millions%20d’euros.

[2] Arrêté n° 2010-480 du 21 mai 2010

[3] TA Paris, 12 avril 2018, n°1609810/4-3

[4] CAA Paris, 11 décembre 2020, n°18PA02011

[5] V. point 12 de l’arrêt d’appel 

[6] V. point 13 de l’arrêt d’appel

[7] L. 621-25 du Code du patrimoine

[8] L. 622-20 du Code du patrimoine : « Les objets mobiliers, soit meubles proprement dits, soit immeubles par destination (…) appartenant à une personne privée ne peuvent être inscrits qu’avec son consentement »

[9] Malaurie, Aynes, Julienne, Droit des biens, Droit civil, 8ème édition, LGDJ, 2019, n°126 citant les articles 518, 519, 520, 521 et 523 du Code civil

[10] Ibid, n° 138, citant l’article 524 du Code civil

[11] Article 525 in fine

[12] CE, 2 juillet 2021, n° 447967

[13] CE, 24 février 1999, aff. Des bas-reliefs du château de la Roche-Guyon : jugé qu’étaient des immeubles par nature et non par destination des bas-reliefs réalisés au XVIIIème siècle afin d’être placés dans le grand salon.

[14] Arrêt d’appel précité, point 13

[15] Arrêt du TA précité, point 20

[16] DC, Conseil constitutionnel, 16 déc. 2011, n° 2011-207